Coban était sorti pour se dégourdir les jambes. Rester enfermé, il ne supportait pas cela. Et malgré les recommandations de Lankouëch, il avait insisté pour sortir. "Au pire je vole, si je reste dans la plaine tout ira bien, je n'aurais qu'à foncer vers le château!" avait-il assuré. Car un problème persistait; non loin du château, sur les terres du Mistral, plus précisément dans la forêt noire, se situait un château en ruine.

Or, ce château n'était autre que le repaire de ses ravisseurs. Coban avait encore quelques bandages, notamment un autour du cou, attaché par deux épingles à nourrice. Tous avaient été changés, les plaies nettoyées. Ses pieds nus ressemblaient déjà plus à des pieds qu'à cet espèce d'amalgame de boue, de pansements décollés, d'ongles mal entretenus et de feuilles mortes. Cependant, il avait encore du poids à prendre et des couleurs aussi. Quoique aujourd'hui, il était parvenu à attraper des petits coups de soleil sur le nez qui finiraient en bronzage.

Alors qu'il suivait un oiseau au vol, il s'arrêta soudain pour regarder le ciel. Vu d'en haut, c'était tout simplement magnifique. Il voyait les nuages roses, la forêt et ses lucioles qui commençaient à agiter leur lumière, le bourg bleu qui n'était plus bleu car baigné dans la lumière du crépuscule...
Le crépuscule! Coban descendit doucement mais trébucha à l'atterrissage, si bien qu'il s'était mis de la terre et des traces d'herbe partout sur les mains, le visage, les genoux et les pieds. Il se releva en s'époussetant un peu puis leva la tête. Il avait trop traîné... Mais il ne pouvait pas rentrer dans cet état!

L'enfant Fée observa les alentours, il se souvenait qu'il y avait un ruisseau qui sortait presque de la forêt. Il s'y dirigea, se disant que ses tortionnaires n'étaient peut-être pas dans les parages, et qu'il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Mauvais calcul... Aussi court fut le temps de descendre la pente pour arriver au point d'eau, la nuit venait de s'installer. Il n'était pas tranquille, mais si les cigales et les oiseaux ne faisaient pas tout ce bruit, peut-être aurait-il eu vraiment peur. Alors qu'il s'agenouillait pour prendre un peu d'eau et s'essuyer le visage, il leva la tête avec un sursaut digne d'une sauterelle!

Face à lui se tenait une fille dont il n'avait même pas remarqué la présence...

Désormais le derrière dans l'herbe et le visage dégoulinant d'eau, Coban frotta ses paupières avant d'ouvrir à nouveau ses grands yeux noirs et brillants. Son regard se posa droit sur la première chose qui l'attirait: Le jaune des yeux de l'inconnue. Combinés à ce visage aussi expressif qu'une statue de pierre, les yeux de la semi-démone lui faisaient froid dans le dos.

Il se demanda un moment ce qui l'avait le plus surpris; les yeux jaunes ou tout simplement la fille...
Elle ne dégageait rien. Seule son apparence pouvait provoquer un sentiment de froid... Elle était habillée très légèrement, certes, mais c'était autre chose. Aussi belle apparaissait-elle au jeune hybride, avec ses longs cheveux argentés, "Plus longs que ceux de Tilyane" pensa-t-il, elle semblait presque sans vie. Venait-il de croiser un cadavre? Pourtant il aurait juré l'avoir vue bouger. Et puis de quelle façon tiendrait-elle ainsi assise face à lui?

Alors qu'il avança légèrement la tête, tout en plissant un peu les yeux afin d'essayer de comprendre la présence de ce corps, celui-ci s'anima et se leva. Coban recula immédiatement la tête, toujours en regardant ce jaune...
-Qui es-tu ?

Le coeur du garçon manqua un battement. Il ne s'attendait pas à entendre sa voix, mais il allait répondre. Prenant conscience qu'il avait l'air un peu ridicule ainsi à terre, il essuya rapidement son visage avec sa tunique et se leva à son tour. Il hésita un instant, puis sembla un peu plus courageux quand il répondit.
-Coban. Et... Et toi?

Le jeune garçon tourna vivement la tête pour regarder autour de lui; il faisait nuit noire. Il devait rentrer. Mais quelque chose l'empêchait de partir... Il n'avait pas vraiment envie de traverser la plaine tout seul dans le noir, mais aussi, cette rencontre incongrue l'intriguait trop pour qu'il ne se décide à tout interrompre maintenant.

Il reporta son attention sur l'inconnue pour écouter sa réponse...

La jeune fille l'observa brièvement. Son expression ne changeait pas. Durant ce laps de temps, les quelques égratignures que le garçon s'était faites en tombant le relançaient, comme des petits coeurs battants. Cette sensation sembla s'estomper quand elle répondit.

Drey était son nom... Coban ne connaissait pas beaucoup de prénoms, mais il trouvait que celui-ci était l'un des mieux choisis pour une personne. Facile à prononcer, agréable à entendre. Pendant un instant il voulu lui répondre quelque chose d'aussi banal que "Enchanté", mais il se résigna. Drey était visiblement loin d'être une personne banale. Mais alors qu'il se lançait dans une réflexion sur ce qui pouvait continuer cet embryon de conversation, la semi-démone s'avança vers lui de quelques pas. Coban ne bougea pas.
-Que fais-tu ici ?

Finalement, c'était elle qui reprenait la parole... Tant mieux. La question qu'elle posa lui permit de se rappeler où il se trouvait et à quel moment de la journée.
-Je survolait la plaine, et quand j'ai voulu redescendre à cause de la nuit, je suis tombé. Je suis venu ici pour me rincer un peu...

D'ailleurs il n'avait rincé que son visage. Ses genoux et ses mains commençaient à chauffer malgré la température ambiante qui chutait. Un léger vent frais se fraya un chemin entre les deux hybrides.
Drey enchaîna presque immédiatement sur une autre question. Ce qui lui faisait peur..? Le garçon ailé se sentit tout de suite démuni. Il craignait au fond de lui qu'ils soient là, autour de lui, qu'ils attendent que l'enfant Fée réponde pour ensuite se jeter sur lui. Mais Coban avait pour principe de repousser ses craintes. Il répondit.
-Il y a des gens dans cette forêt...

Il frissonna tout en baissant la tête.
-Qui veulent me forcer à rester avec eux...

Inconsciemment, il porta sa main à son cou, là où il y avait des deux épingles qui retenaient ses bandages. Une pensée lui traversa l'esprit, et il releva la tête vers Drey d'un air inquiet.
-Toi tu n'as pas peur..? De rester toute seule ici? Ils pourraient te prendre toi aussi... Ils... Ils sont fous.

Bien sûr il n'avait pas pu voir son dos meurtri...

Encore un pas vers lui. Peut-être le jeune garçon devait y mettre un peu du sien aussi. Même si Drey n'exprimait rien, sa curiosité se faisait ressentir par la façon dont elle s'approchait. À peine plus rassuré, Coban avança à son tour. Désormais, seul le ruisseau qui n'était pas très large, les séparait. On entendait toujours son clapotis apaisant...
-Des humains... Mais je les trouve pas humains du tout.

Comme pour appuyer son propos, il secoua la tête négativement tandis qu'il parlait. Drey semblait désormais méfiante. Coban ne le devina pas sur son visage mais en suivant sa main, comme si elle s'apprêtait à dégainer une arme...
-Et s'ils sont si dangereux, que fait-tu a trainer ici, tu ne devrais pas chercher a les fuir ?
-Je... C'est vrai j'aurais dû rentrer avant la nuit! Mais je peux pas retourner chez Lankouëch dans cet état..!

Il semblait confus et se sentait tellement stupide! Cette fille avait raison, pourquoi ne pas fuir le danger avant de se faire attraper une fois de plus? Surtout que récemment, le garçon ailé avait constaté qu'il ne pouvait plus rester enfermé dans un lieu étroit sans paniquer. Si seulement Tilyane était dans les parages... Elle au moins, elle savait se servir de la magie qu'il y avait en elle. Elle pourrait le protéger ou tout au moins rester avec lui. Mais elle n'était pas là, il ne pouvait pas se servir du pinceau qui dormait dans sa poche et il ne connaissait rien de celle qui se tenait face à lui.

Par ailleurs, concernant cette dernière, elle semblait finalement avoir quelque chose de plus vivant... Dans ses yeux d'ambre... Même si ce n'était pas forcément un bon sentiment, c'en était un tout de même ce qui rassura un peu le jeune hybride. Revenant à la réalité, il recula de quelques pas.
-J'crois que c'est parce que j'aurais voulu te connaître un peu plus... Désolé.

Il s'apprêta à partir, sans quitter Drey du regard...

Alors qu'il venait à peine de se retourner pour partir, les paroles de Drey fusèrent comme des flèches et se plantèrent dans son ventre. Coup de stress. Et si...? Il fronça les sourcils et se retourna brusquement.
-Tu m'as fais peur, j'ai vraiment cru sur l'instant que..!

Il se tut. Elle aussi avait l'air en colère. Sauf que lui, ça lui passa bien vite. Drey semblait plus... Haineuse. Cela rendait ses yeux jaunes encore plus effrayants. La seule chose qui le retenait de détaler comme un lapin à présent, c'était ce que la jeune femme avait dit. Une sainte horreur des brigands. Et si c'était faux? Il fallait qu'il s'en aille, mais sa curiosité était bien trop forte. Il voulait la travailler un peu pour s'assurer qu'elle disait vrai.
-Tu m'aurais pas posé autant de questions si tu en faisait partie... De toutes façons si tu étais une simple brigande, qu'est-ce que tu aurais pu me prendre?

Coban ne se doutait pas qu'il avait devant lui l'exemple type de la personne qui avait perdu bien plus que ses biens et sa famille... Mais il trouvait tout de même sa façon de s'énerver un peu excessive. Quelque chose n'allait pas. Cette fille ne pouvait pas être là par hasard.
-Et puis si tu détestes les brigands autant que tu le dis, pourquoi tu es là toi aussi?

Il revoyait sa mère lui expliquer à lui et sa sœur que les filles de son âge étaient aussi bien exposées aux malfrats que les petits garçons. Il se trouvait que les deux hybrides réunis faisaient partie de ces deux catégories. Seulement, Coban était l'imprudence incarnée comme l'avait comprit Drey.

Tant de choses auxquelles il n'avait jamais pensé... Drey évoqua tant de possibilités qu'il n'aurait pu imaginer. Des possibilités atroces. Il ne saisissait pas la portée de tout ce qu'elle lui disait mais bien suffisamment pour être... choqué..? Comment pouvait elle savoir tout ça? Il baissa la tête et posa ses yeux sur les deux bracelets à ses poignets qui autrefois étaient reliés par des chaînes, peu avant qu'un forgeron ne les brise d'un coup net. Coban avait tenu à les garder en mémoire de cette année, la pire de sa vie, en mémoire de ses camarades encore enfermés dont un qui demeurait absent sans qu'il ne sache pourquoi. Et si cette fille..? Le garçon releva la tête pour la regarder. Le regard qu'elle lui lançait n'était pas habituel. Il prit son courage à deux mains et lui posa la question, non sans difficulté, connaissant son manque de tact.
-Mais... Comment tu peux... Savoir tout ça?


Il semblait ne pas comprendre, mais d'un autre côté, il y avait quelque chose de compatissant dans sa voix.
-Quant a la raison qui me pousse a venir en forêt... Disons simplement que je n'aime pas la foule, et que j'ai appris a me défendre.
-Mais... tu n'as pas de maison ou quelque chose comme ça..?


Décidément il n'en revenait pas. Il regrettait quelque part d'avoir posé toutes ces questions. Il regrettait car il avait peur de ce qu'elle était capable de lui répondre. Cela crevait les yeux que Drey n'avait rien à voir avec une fille quelconque. Elle avait quelque chose à exprimer, pour lui cela ne faisait aucun doute.

Devait-il se sentir soulagé en l'absence de réponse précise? Car ce que venait de dire Drey disait plus de choses qu'il n'y paraissait. "Aucune envie d'en parler", signifiait qu'elle avait eu affaire à des brigands, du moins c'est ainsi que Coban percevait la chose. Lui qui s'était retrouvé enfermé un ans à subir toutes sortes de choses étranges, douloureuses, malsaines... Pour des causes qui ne devaient pas avoir lieu d'être bien sûr. Il essayait de se persuader qu'il voyait le mal partout, mais plus le regard de la semi-démone s'assombrissait, moins il y parvenait. D'autant qu'il essayait de voir autre chose que cette lueur de désespoir et de haine dans ses yeux, sans succès. Et si elle n'en avait jamais parlé? Avait-elle toujours été aussi seule? Ces questions, l'enfant ailé tentait de les refouler, car elles le poussaient à s'apitoyer sur elle, alors qu'elle faisait peur, qu'il ne savait rien d'elle et qu'elle le poussait à s'en aller... Pour ne pas subir la même chose?
*Non Coban, ressaisis-toi. Elle veut seulement ne plus te voir, tu l'embêtes.*

Mais ce fut plus fort que lui. Il revint sur ses pas, approchant très légèrement. Seulement, le ruisseau était toujours là, et il posa son pied gauche en plein dedans. Il le retira tout en poussant un petit gémissement; l'eau était maintenant glacée. À peine s'en remettait-il qu'il remarqua que la jeune femme semblait perdue dans ses pensées... Elle finit par murmurer ce qui semblait être un retour à la question d'avant.
-Drey..?

Drey retrouva son air froid et neutre.
-S'il y a effectivement des brigands tu devrais t'en aller. Moi je suis tout a fait capable de me défendre.
-Je sais pas... J'ai des amis qu'ils détiennent encore! Eviter les brigands serait comme les abandonner... Et puis... Tu peux pas dire ça si tu as déjà été attrapée une fois!

Si il pouvait s'enterrer là, maintenant, il le ferait. Son raisonnement intérieur venait de faire surface à travers ses mots.
*C'est pas vrai, quel con mais quel... *

Ne pas reculer, ne pas détourner le regard. Tandis que Drey arborait un sourire digne d'une psychopathe et le bombardait de mots gorgés de vengeance, Coban se forçait à faire face, à assumer sa bêtise. Fort heureusement, il avait mal formulé sa phrase; ainsi selon elle, il insinuait qu'elle n'avait pas pu croiser des brigands. Ce qu'il voulait dire, c'était qu'elle ne pouvait pas dire qu'elle savait se défendre si... Peu importe. Il marmonna juste honteusement:
-C'est pas ce que je voulais dire...

Mais la jeune femme semblait prête à lui sauter à la gorge pour cette gaffe assez énorme. Ne pas reculer... Faire face... Se dire qu'au moindre faux pas, elle le descendrait. Si vraiment cette fille savait se défendre, il aurait été bon de l'avoir à ses côtés, surtout si il voulait revoir un jour ses compagnons. Calculateur mais bon à savoir... En attendant, le jeune garçon avait une bourde à rattraper. Il fallait qu'il lui fasse comprendre... Qu'il avait compris plus ou moins ce qui avait pu lui arriver. Comment? Avec quel tact?

Drey désigna ses bandages. Du mal à s'en sortir? Lui qui avait juste profité d'une expérience en plein air pour enfin prendre son envol... Il s'était juste retrouvé tout bêta avec des chaînes autour des poignets. Ses malfaiteurs avaient parié qu'il n'oserait pas s'échapper à cause de cela. Mais Coban ne pariait rien du tout et avait préféré être libre avec des liens plutôt que prisonnier les mains libres.
-Je me suis pas blessé en partant. J'ai profité d'une bonne occasion c'est tout! C'est pas des blessures ordinaires que j'ai!

Il passa ses doigts sur le bandage qu'il portait au bras.
-Ce sont eux qui m'ont fait ça, oui. Mais je n'ai pas cherché à fuir ces moments là. Et mes compagnons sont certainement en train de subir ça en ce moment même! Avec leurs injections... Leurs instruments...

Le garçon frissonna, des images remontaient et défilaient à toute vitesse. Puis il se souvint qu'il ne lui avait toujours pas prouvé qu'elle se trompait sur le jugement qu'il se faisait d'elle. Autant tout sortir directement puisqu'elle même n'avait pas peur des mots.
-...Et je sais bien qu'une fois suffit largement... Suffit de te regarder...

Coban la considéra avec tristesse. Toute cette haine... Il n'osait pas imaginer ce qui avait pu ruiner un si beau visage.

Alors que l'enfant-fée s'attendait à ce qu'elle lui fasse savoir à quel point il pouvait être stupide, Drey continuait à le fixer, puis elle soupira. Elle semblait un peu apaisée.
-Tu n'as pas du avoir la vie facile toi non plus...

Coban resta bouche-bée. Elle semblait compatir comme il cherchait à le faire tout à l'heure... Ou peut-être était-ce juste parce que quelque part, ils avaient goûté à cette absence de liberté oppressante, tous deux avaient fait une mauvaise rencontre qui les avaient chamboulés... La semi-démone vint rejoindre l'enfant-fée, à sa grande surprise, celui-ci s'écarta un peu pour qu'elle quitte l'eau au plus vite. Quand il la vit poser ses chaussures, il se retint de faire une remarque du genre "Pieds nus c'est mieux non?". Quand on avait des pieds aussi abîmés que les siens parce qu'on n'y mettait jamais rien, le mieux restait de se taire.

Drey sembla observer ses différentes blessures. Elle était toute proche et lui ne bougea pas d'un pouce. La voix de la jeune femme sans intonation s'éleva une nouvelle fois.
-Combien de temps est-tu resté emprisonné ?
-Je sais plus trop, peut-être un an.
-Et que t'ont-ils fait, que je sache a quoi m'en tenir si je les rencontres ?
-Ils se sont servi de mon corps pour... Pour essayer des tas de trucs... Sans... Sans m'endormir ou quoi que ce soit... Et quand c'était pas moi...c-c'était les autres que... j'entendais hurler...

Sachant qu'il venait tout juste d'en sortir, il avait du mal à refouler tous les souvenirs qui lui revenaient. Il tenta de repenser aux souvenirs heureux, sa sœur, ses parents, les fées qui venaient jouer avec lui... Mais sa mémoire était complètement parasitée de cris, de taches de sang... Son regard était devenu fixe, et si il ne faisait pas aussi noir, on pouvait aisément constater la pâleur de son visage.
Il s'excusa brièvement et alla s'asseoir en bas de la pente qui était toute proche et se recroquevilla un peu sur lui-même, ses grandes ailes noires recouvrant ses épaules.
-C'est que... c'est tout récent encore, j'en ai jamais parlé en détail à personne... Et je sais plus comment réagir...

Il leva la tête vers Drey d'un air désolé.
-J'imagine... Que toi... Toi non plus tu n'en as jamais vraiment parlé..?

Drey était désormais à côté de lui. Comme si elle se tenait prête à l'écouter, à en parler. Apparemment, il avait tapé dans le mille. Le cas de la jeune femme ne s'était pas ébruité, puisqu'elle ne disait rien.
-Non, je n'en parle pas. Ce sont des choses dont je n'aime pas me souvenir...
-J'te comprends... Moi non plus j'aime pas m'en souvenir. Mais ça reste enfoui, ça veut pas partir, ça revient tout le temps...

Il laissa un long silence s'installer. Le concert des grillons et des grenouilles avait presque cessé. Le garçon reprit la parole avec peu d'assurance, il ne se sentait pas encore vraiment à l'aise, car Drey restait quelqu'un de froid et qui avait sans aucun doute subi bien pire que lui. Ses regards pensifs en disaient long.
-Au début ils me posaient plein de questions... Ça tournait toujours autour de ma famille, de mes ailes, de mes yeux...

Juste parce qu'il était différent, même par rapport à sa propre famille. Mais jamais personne ne lui avait fait de remarque concernant son apparence. Seulement ces hommes. Il se souvint le jour où ses ravisseurs voulaient le persuader qu'il avait été adopté. L'accumulation de ce qu'on avait pu lui dire, rien que d'y penser, ça lui donnait envie de pleurer. Mais il se contenta de déglutir pour essayer de faire partir cette horrible boule dans la gorge. Coban était en effet le genre de personne qui accumulait sans extérioriser quoi que ce soit. Si quelqu'un devait à sa place ressentir de la haine, lui ressentait de la peine. Sans se révolter, comme si il croyait presque tout ce qu'on lui disait. Comme une petite éponge pas bien épaisse presque saturée.
-Si... si j'étais quelqu'un de normal... ça... ne serait pas arrivé...

Coban ne faisait pas attention aux mouvements de Drey quand il lui parlait. Il continuait à fixer le vide, puis le mouvement des lucioles. Ne se concentrant pas spécialement sur un point lumineux en particulier, il voyait flou. Il s'arrêta ensuite de parler, réfléchissant à ce qu'il venait de dire. Ou plutôt, il retournait cette phrase en boucle dans sa tête, d'abord avec sa voix, puis une voix d'homme adulte, un des ravisseurs. La phrase changeait. "Si tu étais quelqu'un de normal..." Heureusement pour lui, Drey coupa cette vision en lui répondant.
-Il y avait d'autres personnes avec toi tu as dit... Avaient-ils tous quelque chose de spécial ? Sinon ça n'a aucun rapport avec tes particularités, c'est juste l'excuse qu'ils ont trouvé...
-Ça aurait pu. Ils aimaient bien me rabaisser... Me faire savoir que j'étais trop bizarre pour avoir une vie normale avec des gens normaux...

Drey continuait à se masser les tempes, lui ne remarquait toujours rien, le regard trop captivé par ces petites lumières qui bougeaient frénétiquement. Elles au moins elles semblaient s'amuser et ne se faisaient pas la guerre pour des futilités. La chauve-souris qui regarde la lumière avec envie, mais refuse de sortir de l'ombre de peur qu'on ne la voit, car elle a mauvaise réputation... Ou sa pensée furtive du moment.
-...Mais tous ceux qui étaient avec moi étaient des sang-mêlés. Ils n'avaient rien d'autre en particulier. C'est juste que j'étais leur prisonnier le plus... récent. Ils n'ont plus vraiment cherché d'hybrides, après moi. Puis je suis devenu leur cobaye préféré. Ils me prélevaient du sang, des bouts d'ailes et j'en passe...

Une mine de dégoût s'afficha sur son visage... Il ferma les yeux puis les rouvrit.
-...Ils auraient pu libérer les autres, tu sais? Ils n'en avait presque plus besoin, sauf quand j'étais plus capable de supporter quoi que ce soit. Ils me maintenaient en vie grâce à eux... Mais ils ne pouvaient pas les laisser partir après ce qu'ils leur avait fait subir...

Coban entendit un bruit sourd, se retourna et vit que Drey était maintenant sur le dos. Elle n'avait pas l'air très bien... Avec hésitation, il osa un premier contact en lui tapotant timidement le bras.
-Est-ce que... Est-ce que ça va?

Dégagée d'un simple mouvement, Drey montrait clairement qu'elle ne voulait pas qu'on la touche. Coban n'insista pas et retira sa main. Par ce simple contact, il avait pu sentir à quel point la jeune femme était glacée. C'est pourquoi quand elle lui assura qu'elle allait bien, il ne put la croire. Elle semblait vraiment avoir mal. Pendant ne serait-ce qu'un laps de temps, son visage affichait de la douleur. Et pourtant, sous les yeux ébahis de Coban, elle perdit à nouveau toute expression. Comment était-ce possible humainement parlant? L'enfant-fée eut un mouvement de recul.
-Je crois... que tu ferais mieux de t'en aller...
-N-Non! Je... Je peux pas te laisser comme ça..!

Même si elle semblait neutre, il l'avait vue, cette douleur pendant même pas une seconde. Il se doutait qu'elle ne pouvait pas aller bien. Ou alors elle sortait vraiment du commun des mortels, du moins plus qu'il ne le croyais. Il se demandait ce qu'il pouvait bien faire pour l'aider, étant donné qu'elle ne voulait pas qu'il la touche. En réalité, Coban n'avait pas compris qu'elle lui demandait de partir par prudence. Il pensait qu'elle ne voulait simplement pas qu'il la voit se tordre de douleur après avoir joué les impassibles.
-Si... Si tu veux on va chez Lankouëch, il pourra peut-être faire quelque chose pour toi!

Son regard croisa le sien. Il eut un nouveau frisson d'effroi... Peut-être allait-il vraiment partir à présent. Cette fille commençait sérieusement à l'inquiéter, de plus, un nuage passa devant la lune. Si les ailes de Coban et les yeux de Drey n'émettaient pas cette faible lueur, ils étaient dans le noir complet. Coban n'eut pas à se faire prier, il s'était déjà levé et reculait doucement. Comme si il avait peur que quelque chose de terrible se produise, son cœur battait la chamade.